Les genoux de la Cour des miracles
C’est la Cour des miracles. On se sent en sursis dans cet espace fumoir-salon au grand air de l’hôpital. J’accompagne deux genoux bien trop usés.
Un fauteuil roulant nouveau venu, sociable, drôle, cherche ici ou là le contact. Il raconte « la rotule qui tombe », les ligaments croisés à réparer, « la batteuse de son fils à qui il ouvrait la route » sur les chemins de campagne et « le retour avec l’a.v.c. déjà ». A côté, un amputé bien au-dessus du genou, trop de cigarettes, s’écrie qu’il aurait « bien voulu donner ce fichu genou aux chiens »! Près du banc, un jeune homme trépané tangue sur un genou qui ne veut pas suivre.
Pour tous, sortir de la chambre, parler : le travail, « les paysans c’est si dur », « les 35 canards gavés pour nous », les néo-ruraux, maîtres irresponsables de ces chevaux qui dans les champs « vacillent de faim sur leurs genoux, quel scandale », les battues, les palombes. Inépuisables palombes.
-Qu’est ce qu’il y a comme palombes en ce moment ! Ces vols !
-Je viens d’en voir un champ tout bleu.
-Les miennes y étaient alors, je n’en ai pris que cinq cette année.
-Une centaine à vous là-haut alors ?
-Au moins ! Hi ! hi ! Hi !
Tiens, en riant les ligaments croisés recousus dont on a enlévé les points aujourd’hui se rapprochent vraiment beaucoup de mes genoux .
-Qu’est ce qu’elles sont gentilles ces petites infirmières, toutes. Oui, je crois que je vais faire de la rééducation à la piscine ici, mais c’est il y a trente ans que j’aurais voulu aller à la piscine, pour voir s’il y en avait de jolies.
Une main touche mon genou, comme cela, l’air de rien. Du grand art, on sent le fin chasseur. Pas effaroucher le gibier, mais de la hardiesse. A un compagnon qui s’approche :
-Tu reviens de la chambre ? Il n’ y avait pas une fille pour moi à m’attendre ? Dommage. Il y a des moments tellement durs. Ce qui me manque le plus, c’est les battues, voir du monde, sortir. N’est-ce pas ? Recontact genoux. Vous avez vu, ils ont trouvé un sanglier de 175 kilos pas loin. Ils sont venus me chercher les copains pour le repas de la chasse, bien-sûr.
A nouveau, c’était prévisible, la main prédatrice sur mon genou. Je me félicite de mon jean. Que ferait Esmeralda ? Ou plutôt que font les soignantes dans ce genre de cas ?
Les genoux usés, mais avisés, que j’accompagne aimeraient bien remonter dans leur chambre. Cela tombe à pic. Dégageons nous.
-Pardon, pardon, oui, cela va passer ! Bien le bonsoir Messieurs !