Pourquoi je me suis tue
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De 0 à 15 ans
Je suis dans l’incapacité totale de vous dire quand a eu lieu la première fois, comment ou à quel âge.
Tout simplement parce que d’aussi loin que je me souvienne, mon grand-père m’offrait des bonbons après m’avoir touchée « parce que j’étais une gentille petite fille ».
Un souvenir plus spécifique remonte à mes trois ans à peu près.
Il est tard, papi regarde la télé, on est le 1er samedi du mois.
Je me lève, me faufile dans le salon. Moi aussi je veux regarder la télé. Papi dit non. J’insiste. Papi dit oui et m’installe à côté de lui sur le canapé.
Trou noir, Je ne me souviens plus rien après cela – si ce n’est que jusqu’à mes 25 ans, j’ai été incapable de supporter la vue d’une scène d’amour, même grand public. Je tournais la tête et me cachais les yeux comme devant un film d’horreur.
J’ai un peu grandi. Papi regarde dans mes culottes et touche pour voir si mes poils pubiens poussent.
Ça me gène, je lui dis. Mais il n’arrête pas : il me donne juste plus de bonbons.
Mon corps n’est pas à moi.
J’ai 8 ans. Nous revenons de balade à l’école, nous avons pris la pluie.
Le maître nous demande d’enlever nos T-Shirt et pulls pour ne pas prendre froid ; tout le monde se met torse nu.
Pas moi car je suis la seule dont la poitrine a commencé à pousser, j’ai de la pudeur, je ne veux pas montrer mon corps.
Le maître me force à enlever mon T-shirt, je tente de cacher mes petits seins avec le chiffon qui sert à essuyer mon ardoise. Le maître me crie dessus et arrache le chiffon plaqué contre mon buste.
Je suis en larmes, il se moque de moi, toute la classe aussi.
J’ai honte. Mon corps n’est pas à moi.
J’ai 10 ans, papi meurt. A l’école on m’apprend une chanson : « mon corps, c’est mon corps / ce n‘est pas le tien / tu as ton corps, alors laisse-moi le mien ». Maintenant que papi n’est plus là, mon corps est enfin à moi ?
J’ai 10 ans et je rentre de l’école. Je n’ai encore jamais embrassé de garçon. Mais un gros monsieur dégueulasse me trouve suffisamment mûre pour me klaxonner, ouvrir la portière, me dire de monter et m’insulter parce que je refuse.
Je cours jusqu’au chemin de la maison, il me suit en roulant au pas, il se marre, fait des gestes obscènes, m’insulte encore.
J’arrive à la maison et je me sens salie.
Mon corps n’est toujours pas à moi.
J’ai 11 ans. En 6ème démarre un harcèlement insoutenable. Les garçons me touchent sans mon consentement et m’insultent, moi, alors que je n’étais pas d’accord. Les filles me rejettent.
Ma réputation est faite alors je n’ai toujours pas embrassé de garçon.
Les violences physiques et verbales s’ajoutent aux agressions d’ordre sexuel.
J’ai honte. Mon corps n’est pas à moi.
12 ans. Un de mes oncles par alliance glisse sa main dans mon pyjama. Et caresse mon sein. Je le regarde, incrédule. « Dis-moi d’arrêter quand ça te gêne ». Je suis complètement sidérée. Cet homme qui est marié avec ma tante, qui me connaît depuis ma naissance, qui a autorité sur moi… ?
Au bout de quelques secondes, je murmure « ça me gêne ». Il arrête. Je culpabilise. Si tata savait, est-ce qu’elle m’en voudrait ?
Le lendemain il entre dans la salle de bain alors que je me brosse les dents. Agrippe mes petits seins. « Dis-moi si ça te gêne ». Je crache mon dentifrice et le regarde dans les yeux : « ça me gêne. » D’un ton enjôleur, en souriant il me demande « pourquoi ? ». Je crache : « Peut-être parce que j’ai 12 ans et que tu es marié avec ma tante ? ». Il ne s’attendait pas à ça. « Dis donc t’es forte toi pour faire débander un homme ». Il sort. Je ferme à clé et je pleure.
J’ai honte. Mon corps n’est pas à moi. Est-ce que c’est ma faute ?
14 ans. Je suis toujours vierge. Le garçon dont je suis amoureuse depuis la 6ème me dit qu’il veut sortir avec moi mais avoir une relation sexuelle aussi.
Je ne me sens pas vraiment prête, mais ça fait quatre ans que je l’aime en secret, je suis heureuse qu’il soit enfin amoureux de moi, aussi.
Alors je perds ma virginité. A l’instant où c’est fini, il me largue, le dit à tout le monde, finit de boucler ma réputation.
J’ai envie de mourir.
Ça remonte aux oreilles de mes parents, je me fais engueuler, le sexe pour les filles c’est mal.
Les attouchements non consentis redoublent au collège.
Mon corps n’est pas à moi. J’ai honte. C’est ma faute.
15 ans. Dans mon lycée, loin, très loin de la maison et où je ne connaissais personne, on me laisse enfin tranquille. Je suis moi-même, je n’ai pas changé, et pourtant ici j’ai des amis. Je respire.
Je rentre des cours l’esprit léger. Je m’assieds dans le tram au milieu d’une bande de très jeunes ados, 12 ans à vue de nez. Et ça dérape. Ils sont trop nombreux – une quinzaine peut-être – des mains qui se posent partout, mes seins, mon entrejambe, je me débats mais ils sont trop nombreux. Je suis coincée je ne peux pas m’échapper.
Je crie, je tape, personne ne bouge. A l’arrêt suivant, un homme monte et comprend immédiatement ce qui se passe. Il arrive en hurlant et distribue des gifles et des coups de pieds, les ados s’égaillent dans le tram en m’insultant, descendent à l’arrêt suivant.
Moi je tremble, je pleure, et je m’excuse. « Je suis désolée », en boucle, rien d’autre n’arrive à sortir. C’est ma faute.
« Vous n’y êtes pour rien ». Je le regarde, incrédule. « Bien sûr que si, je n’aurais pas dû m’assoir au milieu d’eux ».
J’ai honte. C’est ma faute.
16 ans. C’est l’hiver, à 18h30 il fait noir. Je rentre à pied. Un homme me suit. J’accélère. Lui aussi. Je cours. Lui plus vite que moi. Il m’attrape, commence à me toucher. Je hurle, je me débats, il est plus fort que moi et personne ne vient m’aider. J’ai peur, je suis terrifiée, et cette fois je suis en colère. Marre qu’on me fasse du mal. Il m’agrippe par l’entrejambe, et pour la première fois, je deviens déchaînée. Cette fois je ne fais pas QUE me défendre. Je l’attaque parce que je le hais. Je l’attaque parce que je les hais tous, ces brutes qui pensent que mon corps n’est pas à moi, je l’attaque parce que j’ai envie de lui faire aussi mal que ce qu’ils me blessent.
J’arrive à me retourner, attraper ça tête et appuyer très fort sur ses yeux avec mes pouces. Cette fois c’est lui qui se débat, mais je tiens bon. J’appuie plus fort. J’ai envie qu’il comprenne. Cette fois c’est lui qui hurle et du sang coule sur mes mains.
Je suis horrifiée, je lâche et part en courant. Je rentre chez moi sous le choc, raconte à ma grand-mère. Elle me répond que j’aurais dû prendre le bus.
C’est ma faute.
17 ans. Une amie et moi allons à une fête. Nous avons préparé une tarte. Pour ne pas l’abîmer, on la glisse dans la vieille poêle en fonte de ça tante et on la tient bien à l’horizontale. On en rit parce qu’on doit avoir l’air bien con avec notre poêle à la main. N’empêche, elle nous a peut-être sauvé la vie.
On a loupé le dernier tram, alors on doit traverser un grand parc et un parking pour rejoindre l’arrêt de bus. Il fait nuit mais à deux on est rassurées. Une voiture arrive, ralenti, on est moins sereines. La voiture s’arrête. La vitre se baisse : « Montez les filles ». C’est un ordre, pas une invitation. On avance plus vite on ne répond pas. « Montez sales putes », ils nous suivent. On a peur. La voiture nous barre la route, une portière s’ouvre : « on va vous violer sales putes ».
Ma copine est pétrifiée. Moi, je disjoncte complètement. Je lui arrache la poêle des mains et je commence à taper sur la voiture, je suis complètement hystérique, c’est moi qui hurle des menaces. En quelques secondes j’ai déjà arraché le rétro et je crie que je vais plier sa bagnole et sa sale face de connard de merde avec, que s’il y en a qui s’avance je vais le tuer, et je continue à taper. La voiture redémarre sur les chapeaux de roue et la dernière chose qu’on entend, c’est qu’ils vont nous retrouver et nous faire la peau, sales putes.
On part en courant, on est terrifiées. En arrivant, on raconte ce qui s’est passé. « Quelle idée d’avoir traversé le parking à cette heure-ci, en même temps, on sait que ça craint ».
C’est notre faute.
18 ans. Ma bande d’amies et moi aimons danser. On va en boite, mais chaque fois au moins l’une d’entre nous se retrouve à subir des pelotages – parfois sévères – absolument pas consentis.
Et quand on proteste, un rapide coup d’œil méprisant à nos minijupes et nos talons suffit à nous remettre en place.
C’est notre faute.
On trouve vite la parade : On continue de sortir, mais en boite gay. On peut rire, danser, se lâcher. Être juste libres de s’amuser sans s’inquiéter les unes pour les autres, en fait.
19 ans. Sur le chemin de la fac un matin, je croise un homme. Bien plus grand, bien plus costaud que moi. La rue est déserte, le voyant rouge s’allume dans ma tête comme toujours dans ce cas-là. Il s’arrête à ma hauteur, me demande l’heure. Je suis polie, et malgré ma méfiance je réponds. Il continue sa route, je suis rassurée.
« Attends » « Non ». Ma réponse est claire, et nette. Je me sens tirée en arrière d’un coup, il m’a saisi le bras et tirée violemment à lui. Je me retourne et lui envoie un coup de sac en pleine tête : « Tu ne me touche pas ».
Il recule. Il s’en va « Espèce de tarée, va. T’es complètement folle ma pauvre fille, j’ai rien fait ».
Je fais des histoires pour rien.
20 ans. Premier job, du porte à porte. J’entre chez un prospect. Il referme la porte à clé derrière moi. Mets les clés dans sa poche. Je ne suis pas sereine. Je commence à poser les questions d’usage. Il me répond que ses passions dans la vie, c’est les histoires de viols. S’approchant de moi, il me demande si « tout est à vendre ». Je panique, me jette sur la porte d’entrée et tambourine. Il me pousse en me demandant d’arrêter mon bordel, et mort de rire, il rouvre.
Je fais des histoires pour rien.
22 ans. Pour mon job étudiant, je dois négocier avec le président de ma fac un emplacement pour un stand de vente durant la rentrée universitaire. Je me présente à son secrétariat, on l’appelle, il accepte de me recevoir. Je lui expose ma demande, et il accepte… enfin, si tant est que j’accepte à mon tour de « discuter autour d’un cocktail » de mes études, parce qu’il aimerait être mon directeur de mémoire. Je lui rappelle que je suis en lettres modernes et qu’il est économiste, lui dis que je comprends qu’il ne puisse pas accéder à ma demande immédiatement, sors mon téléphone et lui propose d’appeler mon boss pour qu’ils puissent négocier directement ensemble –je ne suis que salariée, hein. Il grommelle que ce n’est pas la peine de déranger tout le monde pour ça et me jette le papier sur la table en disant « J’ai pas plus de temps à perdre ».
Je fais des histoires pour rien.
25 ans. C’est le soir. Je suis avec mon compagnon. On est allés boire un verre, on rentre. Je suis pompette sans être ivre, c’est une jolie soirée. On traverse difficilement un bout de trottoir bondé devant un bar. Tout à coup je sens un doigt à travers ma jupe et ma culotte. Je me retourne et commence à crier. Mon compagnon me tire par le bras « Cherche pas la merde ma chérie » « Mais un connard m’a touchée et… » « Viens c’est pas grave c’est un con ».
Je fais des histoires pour rien.
Depuis, je n’ai eu à subir « que » le harcèlement de rue, les mains au cul et autres frotteurs du métro. Et l’habituel sexisme en milieu professionnel, bien sûr : écart de salaire à responsabilité égale avec mes collègues masculins, blague sexiste sur mon ascension professionnelle, soupçon de moindre compétences…
Je tiens à publier anonymement parce que je ne souhaite pas subir, en plus, l’étiquette de victime. Je veux juste dresser un constat. Dessiner une réalité.
Cela d’autant plus qu’aujourd’hui, arrivée à la trentaine, je suis heureuse en couple, j’ai malgré tout bâti une carrière réussie, je suis sereine, relativement forte, heureuse positive et épanouie.
J’aime la vie. Mais elle serait plus simple s’il n’était si violent d’être une femme, parfois.
D’accord
mon dieu, c’est effarant, délirant, abject ! Et c’est bien que tu l’écrives, il faut que les gens sachent, et il faut avant tout protéger nos enfants, nos jeunes filles et éduquer nos garçons
C’est tellement triste. Tant de souffrance pour une seule personne. Et tout le monde qui te fait croire que c’est de ta faute ou que c’est pas grave. Tu n’es pas responsable et si c’est grave tout ce qu’on t’as fait. Courage. Tu es forte. Et tu as trouvé un soleil, et oui il y a des hommes très bien.